Lumières de Paris
Dimanche soir, 21h40. Nous rentrons. Je suis crevée. Par la fenêtre du train, des tours illuminées targuées de logos et de noms de marques constellent le ciel noir. Cela me rappelle ce que je voyais par la fenêtre arrière de la voiture quand, étant enfant, nous allions voir mes grands-parents à Neuilly pour Noël. Je savais que nous étions arrives lorsque, brisant la nuit, des milliers de lumières apparaissaient soudain devant nous. Je n’avais aucune idée de l’étendue de la capitale, et encore moins de l’endroit où nous étions, ni où nous allions. Je savais juste que nous allions à Paris, et que ces lumières signifiaient que nous étions arrivés. Pendant ce qui me paraissait un temps interminable, nous traversions alors des paysages de marques lumineuses et de hauts immeubles aux fenêtres illuminées, et d’immenses tunnels aux lumières oranges et blanches. Il y avait plein de tunnels, et plein de lumières. C’était bizarre comme ville.
J’habite à Paris depuis quatre ans. Je n’ai pas retrouvé tout de suite ces souvenirs. Ce n’est qu’un soir, peut-être six mois, un an après, alors que j’étais en voiture avec une amie sur le périphérique ouest, que j’ai retrouvé les lumières de mon enfance. Quelle surprise! Mais oui, bien évidemment, comment ai-je pu ne pas réaliser ceci plus tôt? Les tunnels interminables avec les lumières orange, c’est le périphérique que mon père prenait entre l’A10 et Neuilly! Et les tours illuminées, ce sont celles des immeubles de bureaux qui bordent la ceinture de Paris!
Aujourd’hui quand j’y repense, je me dis que pour mon père, qui a passé une partie de son enfance à Paris, tout ce trajet n’était pas nouveau. Il savait exactement où il allait, ce qui se cachait derrière la nuit et les lumières, les noms des rues et leur orientation. Il le connaissait aussi bien que moi je connaissais le chemin entre mon école et ma maison, quels arbres le bordaient et où le grillage était abimé. Mais moi, il m’a fallu 15 ans de plus pour savoir la même chose que mon père. Il a fallu que j’attende d’avoir 25 ans, de vivre sur Paris et d’être emmenée en voiture par une amie pour reconnecter entre eux les différents morceaux du puzzle, et pour savoir ce que signifiaient les lumières orange des tunnels. C’est quand même bizarre non? Même si à l’époque mon père me l’avait expliqué avec des mots, je n’aurais jamais pu comprendre ce que lui savait de ce trajet, parce-que je n’avais pas eu son expérience et je n’avais pas vu ce qu’il y avait autour de ces lumières, ce qu’étaient ces lumières et ce qu’elles représentaient.
L’expérience ne se transmet pas. Mais pourtant, je me dis qu’il serait formidable que l’on puisse profiter de l’expérience de son prochain. Si j’avais pu être dans le cerveau de mon père au moment où il passait sur le périph’, j’aurais aussitôt su précisément où on allait, et dans combien de temps on serait arrivés, et ce que signifiaient toutes les lumières bizarres. Si l’expérience pouvait être transmise, mon frère et ma sœur sauraient ce que j’ai vécu aux Etats-Unis et au Brésil, et je saurais ce que ma mère vit quotidiennement à enseigner l’espagnol à des classes de lycéens. On pourrait comprendre la douleur d’avoir perdu un proche, la solitude d’un navigateur en solitaire ou la joie d’un alpiniste qui arrive au sommet. Si l’on pouvait partager ces expériences, il serait beaucoup plus simple de comprendre les autres. Il me semble que le monde serait plus tolérant. Il y aurait peut-être moins de guerres, moins de malheur. Si les riches pouvaient expérimenter la détresse des pauvres, les richesses seraient peut-être mieux distribuées.
Mais je me dis aussi que si j’avais su tout de suite ce que mon père savait des lumières des tunnels, je n’aurai pas ressenti la magie de l’inconnu, de cette ville bizarre où les routes sont immenses (4 voies!!) et où les marques mettent des pub immenses en haut des immeubles (du haut de mes 10 ans, venant de Bouchemaine, je n’avais pas encore été initiée à l’agressivité du monde ultra-urbain). Si j’avais pu profiter de l’expérience d’autres personnes qui sont allées aux Etats-Unis avant moi, je n’aurais jamais ressenti le dépaysement que j’ai éprouvé en arrivant là-bas. Est-ce que j’y serais même allée, connaissant d’avance ce que j’allais y trouver?
Alors je me dis que le transfert de l’expérience complète n’est peut-être pas nécessaire. Peut-être que l’empathie, la capacité à ressentir les émotions des autres, sans pouvoir lire les pensées ou les souvenirs, suffirait à améliorer les choses. Si l’on pouvait ressentir le bonheur et la joie, peut-être que ceux-ci se communiqueraient mieux? Si l’on pouvait ressentir la misère et la détresse, peut-être serions-nous plus compatissants? Si l’on pouvait ressentir la peur, peut-être serions-nous plus coopérants?
L’empathie existe déjà, dans une certaine mesure. Beaucoup de personnes sont empathes. Peut-être l’êtes-vous? Savez-vous comprendre l’autre, en l’écoutant, et en étant attentif à son état émotionnel? Avez-vous seulement essayé? Essayez, car vous rendriez sans doute au monde un immense service.
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